Ton souvenir là-haut
Je parcourus lentement le grenier du regard. Tout était recouvert de poussière. Personne n’était venu ici depuis des années. Moi-même, je n’étais pas montée depuis mon enfance. Mes yeux se posèrent sur une malle en bois, dissimulée dans un coin. Je me frayai un chemin vers celle-ci et soulevai le couvercle. Là étaient rangés tous les costumes que maman nous avait confectionnés quand nous étions enfants. Je soulevai le premier vêtement. Il s’agissait d’une robe noire dont le bas de la jupe avait été déchiré. Je me souvenais de ce déguisement. La robe était accompagnée d’un chapeau pointu et d’un balai. Je l’avais porté lors du dernier Halloween que j’avais célébré. J’avais déjà treize ans, mais maman avait insisté pour que je me déguise que j’aille faire du porte-à-porte avec mon petit frère. L’année suivante, j’avais refusé et avais préféré aller chez des amis où nous nous étions raconté des « histoires qui font peur ».
— Rachel ! Viens voir !
Je reposai la robe de sorcière à sa place et descendis l’échelle qui menait au grenier. Je retrouvai Arthur dans le salon. Il était assis par terre face à la porte ouverte d’un placard et un grand livre était posé, ouvert sur ses genoux.
— Regarde ce que j’ai trouvé.
Je m’approchai et m’accroupis à ses côtés. Le livre était en fait un album photo. Il était ouvert sur une page où des photos des premiers jours d’Arthur étaient collées. Sur l’une d’entre elles, j’étais assise dans un fauteuil et tenais mon petit frère dans mes bras. Arthur tourna la page. Son premier Noël. Il portait un bonnet rouge agrémenté d’un pompon blanc et je jouais avec ma nouvelle poupée. Je n’avais aucun souvenir de ce jour-là ; j’étais bien trop jeune. Cependant, je me souvenais avoir maintes et maintes fois tourné les pages de cet album, assise sur les genoux de maman. Sur la page suivante, mon père me bordait avant d’aller dormir. C’était la photo la plus récente que j’avais vue de lui. À peine une semaine après qu’elle fut prise, il était parti. Les seuls souvenirs que j’avais de lui étaient flous, de simples sensations et émotions. Arthur, lui, n’en avait aucun.
Mon frère continua de tourner les pages. Je souris en voyant une photo de lui avec son premier cartable sur le dos. Je lui tenais la main, fière d’accompagner mon petit frère à son premier jour d’école.
— Je me souviens de ce jour-là, dis-je doucement. Tu avais beaucoup pleuré avant qu’on ne prenne cette photo. Tu ne voulais pas quitter maman.
Arthur sourit.
— Elle avait toujours été là pour moi… J’avais peur qu’elle m’abandonne à l’école. Et ma maîtresse avait de longs cheveux gris. Je croyais que c’était une sorcière.
Je souris à mon tour.
— La vieille Anabeth…
Le jeune homme soupira et referma l’album. Il se leva, le posa sur la table et continua ses fouilles. Je restai là quelques instants. Depuis que maman était partie, ce n’était plus pareil. Il nous avait fallu plus de six mois avant de remettre les pieds dans cette maison. Chaque recoin, chaque objet, chaque odeur était chargé de souvenirs. De son souvenir. Je la revoyais en train de tricoter un pull bleu sur le canapé, ses pieds nus posés sur la petite table en bois, rouspétant après Arthur qui courrait dans tous les sens à travers la pièce. Je la revoyais sortir un gâteau au fumet envoûtant du four, son tablier noué autour de sa taille et les joues pleines de farine. Elle était un peu maladroite, mais faisait les meilleurs gâteaux du monde. Je la revoyais, penchée au-dessus de mon épaule alors que j’essayais de finir mon devoir de maths. J’avais vite surpassé ses compétences en la matière, mais elle continuait de vouloir m’aider.
Arthur revint et posa sa main sur mon épaule.
— Elle me manque aussi.
Je me levai à mon tour et serrai mon petit frère dans mes bras. Une unique larme coula en silence le long de ma joue. Lorsque je finis par me libérer de son étreinte, il dit :
— Viens, nous reviendrons un autre jour.
Avant de quitter la maison dans laquelle j’avais grandi, je pris l’album photo non sans une courte seconde d’hésitation. Arthur verrouilla la porte d’entrée puis me reconduit chez moi.
Mon appartement se situait au troisième étage d’un immeuble au cœur de ma petite ville. La nuit commençait à tomber et assombrissait le petit espace. Je ne pris pas la peine d’allumer et me dirigeai droit vers la chambre. Je m’allongeai sur le lit et contemplai le plafond. Il y a quelques mois de cela, j’avais recréé les constellations comme l’avait fait maman dans mon ancienne chambre. La Grande Ourse, en plein milieu, était la première que j’avais appris à reconnaître. « Elle ressemble à une casserole », m’avait-elle dit. Elle m’avait alors appris que l’étoile la plus brillante s’appelait Alioth et se situait à 81 années-lumière. Lorsque je lui avais demandé ce que cela signifiait, elle m’avait dit « Cela veut dire que si tu voyages aussi vite que la lumière, tu arriveras là-bas dans 81 ans. » Ce jour-là, je lui avais promis qu’un jour je l’emmènerais visiter les étoiles. « Mais pas une aussi loin, bien sûr, sinon on sera des vieilles mamies. »
Ensuite, en bas à droite de la Grande Ourse, il y avait la constellation du Lion, et encore plus bas, celle de l’Hydre. C’était la plus grande que nous avions représentée. Elle partait du milieu du bord droit du plafond et descendait en longeant presque les murs jusqu’au milieu du bord inférieur. C’était ma préférée. C’était celle que je cherchais la nuit quand j’avais fait un cauchemar et que je me sentais perdue. Lorsque je la voyais, je retrouvais enfin mon sens de l’orientation et me sentais apaisée. Mais j’avais mis longtemps avant de savoir la repérer dans le ciel, la nuit. Maman m’avait raconté qu’elle représentait l’hydre de Lerne qu’Hercule avait tuée lors de l’accomplissement de ses douze travaux.
Je fermai les yeux et me laissai aller au souvenir des soirs d’été où elle nous emmenait, Arthur et moi, dans les champs près de notre maison. Nous prenions une couverture sur laquelle nous nous allongions pour observer les étoiles. Elle nous apprenait les constellations, nous racontais les histoires que les grecs avaient inventées et Arthur et moi inventions nos propres histoires en retour. Il disait que la Flèche avait été lancée par Persée pour tuer l’Aigle, mais je disais qu’Andromède avait des pouvoirs magiques et avait réussi à dévier la flèche avant qu’elle ne tue l’oiseau. Il disait que si le Bélier était si loin du Loup, c’était parce qu’il fuyait pour ne pas se faire manger. Je disais que le Petit Chien se faisait embêter par son grand frère le Grand Chien, et que le premier était alors devenu ami avec la Licorne parce qu’elle le protégeait.
Au milieu de ces histoires, je vis le visage de maman. Elle souriait en écoutant nos divagations. Bientôt, son visage bienveillant se mêla aux douces étoiles scintillantes du ciel. Elle-même scintillait. Ces yeux n’étaient plus que deux points de lumière brillante, ses longs cheveux rayonnaient, entourant son visage d’ange. Puis, les points de lumière blanche s’estompèrent peu à peu, jusqu’à se fondre dans l’obscurité de la nuit noire, alors que je sombrais dans le sommeil. Ma promesse s’était enfin réalisée, maman était parmi les étoiles.
Je lui rendis visite en rêve. Elle était habillée d’une longue robe blanche toute simple, et ses longs cheveux, blanchis par la vieillesse, étaient lâchés. Un halo l’entourait. Elle était encore plus belle que dans mon souvenir. Elle me souriait doucement, mais ne parlait pas. Je lui souris en retour et pris sa main dans la mienne. Elle était chaude, ce qui me rassura. Elle leva son autre main et la posa contre ma joue. Elle brillait tellement fort que j’en étais presque éblouie. J’avais l’impression que son image, son souvenir resterait gravé dans mes yeux pour toujours. Cette pensée m’apaisa ; depuis qu’elle était partie, ma plus grande peur était d’oublier son visage, sa voix, la sensation de ses doigts sur ma joue.
Lorsqu’elle finit par disparaître dans la noirceur absolue de l’espace, je n’eus pas peur. Je savais qu’il me suffisait de fermer les yeux et elle serait là, un souvenir d’une lumière éclatante au cœur de l’obscurité de l’oubli.