Tic, tac...
Ally est assise, un crayon à la main, une page blanche lui renvoyant son regard. Cela fait dix-sept minutes. Elle le sait, car elle a compté les tic-tacs de la grande horloge derrière elle. Ally sait toujours quelle heure il est. D’ailleurs, elle sait aussi qu’à cette heure-là elle aurait déjà dû avoir fini d’écrire sa To-do list de l’année 2023, mis ses chaussures et son manteau et être en route pour la maison de Sam. Elle est en retard. Elle n’est jamais en retard. Et pourtant, elle ne peut se résoudre à écrire le premier mot de sa liste. Ce n’est pas par manque d’inspiration : son esprit bouillonne d’idées. Tellement d’idées qu’elle ne sait plus quoi en faire. Mais elles restent sur la pointe de son stylo sans vouloir se coucher sur la feuille blanche.
Aussi loin qu’elle se souvienne, Ally a toujours dressé des listes. Sa mère le lui a appris. Quand elle n’était encore qu’une enfant, elle se rappelle que ses réveillons de la Saint-Sylvestre étaient toujours précédés d’instants de réflexion au coin du feu. Sa mère lui apportait une feuille et des crayons et l’encourageait à utiliser sa créativité pour écrire ses nouvelles résolutions. Quand Ally lui a demandé la signification du mot « résolution », sa mère a répondu : « ce sont tous les rêves que tu réaliseras cette année ».
Les premières années, Ally ne savait pas écrire. Alors elle dessinait. Elle ne s’en souvient pas personnellement, mais sa mère a gardé tous ses dessins et les lui a montrés des années plus tard. Il y avait de nouveaux animaux de compagnie qu’Ally rêvait d’avoir, les coupes qu’elle rêvait d’obtenir, les amis et la famille qu’elle rêvait d’enlacer chaque jour… Seul un dessin était récurent : le ciel sombre de la nuit avec sa lune et ses étoiles. La jeune Ally rêvait de visiter les étoiles. Elle voulait une maison sur la lune, une navette spatiale si rapide qu’elle lui permettrait de rendre visite à sa maman tous les jours, un chat astronaute avec qui elle jouerait à cache-cache dans les cratères de la lune et une épuisette géante pour attraper les étoiles et réchauffer sa maison « parce qu’il fait froid sur la lune ».
Quand elle a grandi, Ally s’est mise à écrire des objectifs plus terre à terre. Elle a également commencé à dresser des listes plus souvent. Chaque mois, puis chaque semaine, puis chaque jour. Elle a découvert que cela l’aidait à organiser son esprit fourmillant de pensées. Si bien que lorsqu’elle avait treize ans, dans ses résolutions de la nouvelle année, elle a écrit : « dresser plus de listes ». C’en est devenu une obsession. Une obsession qui la suit toujours.
Mais elle n’a pas tout de suite vu à quel point cette obsession lui coûtait. À 16 ans, elle a écrit : « devenir championne de France d’escalade ». Elle s’est tellement entraînée pour atteindre son objectif qu’elle s’est blessée et n’a même pas pu être qualifiée pour l’évènement. À 20 ans, elle a écrit : « entrer au Massachusetts Institute of Technology pour étudier l’astronomie ». Après avoir passé toutes les phases de sélection, la meilleure université à ses yeux l’a refusée. Il lui a fallu un an de plus avant de pouvoir intégrer l’École Normale Supérieure de Paris. À 23 ans, elle a écrit : « épouser Will ». Mais son empressement a fini par faire fuir celui qu’elle considérait comme l’amour de sa vie.
Son perfectionnisme et son inflexibilité lui ont coûté beaucoup d’opportunités dans la vie. Et Ally commence tout juste à le comprendre. Sa mère lui a appris l’organisation, mais a oublié de lui enseigner la patience et la mesure qui vont avec. Son obsession pour les listes l’a privée de sa spontanéité et la pression qu’elle s’inflige pour les respecter est bien trop importante. Ces leçons, elle se les est enseignées toute seule. Au prix de ses erreurs et de ses échecs.
À l’aube de sa vingt-cinquième année, elle a encore de nombreux rêves à réaliser : décrocher ce job à la NASA, emménager avec Sam en Floride, offrir à sa mère ce voyage en Laponie qu’elle a toujours voulu entreprendre, sauter en parachute, aider sa meilleure amie, Gabrielle, qui va devenir maman… Et pourtant, elle ne parvient pas à les inscrire sur cette page blanche.
À la place, elle n’écrit qu’un mot, cinq lettres : « vivre ». Elle sourit, pose son crayon et arrête de compter les tic-tacs de l’horloge alors qu’elle sonne vingt-deux heures. Elle met son manteau, ses chaussures. Elle est en retard. Elle le sait. Mais ce n’est pas grave…
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