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Tu es un dragon !

Le soleil estival dardait ses derniers rayons sur le jardin aux mille couleurs de Mère. L’arôme sauvage des roses, des géraniums, des pivoines, de la lavande et de nombreuses autres espèces embaumait l’air. Irial et Conall se battaient avec des bouts de bois dans les allées, menaçant plus d’une fois de piétiner les précieuses protégées de Mère.

— Les garçons ! s’exclama d’ailleurs cette dernière. Allez jouer ailleurs.

Ils ne se départirent pas pour autant de leur sourire et de leur enthousiasme, alors qu’ils se rendaient plus loin dans la forêt. Mère secoua la tête, et retourna à l’intérieur de la chaumière d’où s’échappait un fumet de viande mijotant dans sa sauce. Au vacarme qui retentissait, Siomha devina que c’était Ide qui préparait à manger. La jeune fille grimaça et retourna à sa lecture.

Chaque année, l’école fermait pendant deux mois pour que les enfants aident leurs parents dans les champs. C’était, pour Siomha, un vrai supplice, car maître Mainchin, le moine-enseignant, profitait de la coupure estivale pour effectuer un pèlerinage. Avant de partir, il confiait toujours à Siomha une lourde pile de livres pour l’occuper l’été. Cette pile grandissait chaque année, car elle dépendait du poids que la jeune fille était capable de transporter. Du haut de ses dix ans, elle avait pu emprunter douze livres. Bien sûr, ça n’avait pas suffi puisqu’elle relisait celui-là pour la troisième fois ces deux derniers mois.

— À table ! cria Ide d’une voix lasse alors que la lumière dorée disparaissait derrière les arbres.

Siomha referma l’ouvrage à contrecœur, en prenant soin d’y glisser une feuille pour marquer sa page. Irial et Conall déboulèrent à toute vitesse étalant la boue de leurs chaussures sur le sol, au plus grand désarroi de Mère. Bevan était déjà assise sur le banc et nourrissait Gilligan, le plus jeune d’entre eux. Elle sourit à Siomha lorsqu’elle la vit.

— Alors ? Quelles nouvelles contrées as-tu visitées aujourd’hui ?

L’aînée était la seule à comprendre sa passion pour les livres. Elle aussi se sentait à l’étroit dans leur petit village.

— La terre des dragons, répondit-elle. Une île recouverte d’or, où vivent des milliers de créatures magiques. J’aimerais trop y aller.

— Les dragons, ça n’existe pas, répliqua Ide acerbe.

Bevan adressa un petit sourire contrit à la jeune fille qui haussa les épaules. Ogan choisit ce moment-là pour pénétrer dans la petite bâtisse. Il retira ses bottes avant d’entrer pour éviter d’aggraver la situation provoquée par ces petits frères et vint s’asseoir aux côtés de ces derniers, ne se faisant pas prier pour se servir une bonne assiette.

— C’est Ide qui a cuisiné, le prévint Bevan.

Son frère cadet marqua une pause, fourchette en l’air. La concernée lui donna une petite claque derrière la tête avec un air sévère.

— Mange !

Ogan mangea, non sans grimacer.

Où est Beag ?

De deux ans, la cadette de Siomha, c’était la seule absente à cette table. Demandant la permission à Mère, Siomha grimpa quatre à quatre les marches qui la menèrent au dortoir, un espace aménagé sous les combles où chaque enfant avait son lit. L’enfant était assise sur le bord de sa couche, son sac à dos en cuir sur les genoux. Le regard dans le vide, elle jouait avec la pointe de l’une des deux tresses faites par sa sœur. Siomha aimait bien coiffer les longs cheveux de la petite brune.

— Tu veux pas manger ?

Beag ne réagit pas, les yeux toujours rivés sur les lattes du plancher. Siomha hésita un instant. Mère lui avait dit de se dépêcher. Mais elle alla s’asseoir aux côtés de sa petite sœur.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— C’est la rentrée demain, murmura-t-elle comme si ça expliquait tout.

Siomha fronça les sourcils. La rentrée était pour elle une journée de réjouissance. Elle allait enfin avoir accès à de nouveaux livres, et maître Mainchin pourrait lui conter les légendes qu’il avait apprises au cours de son pèlerinage. Elle avait hâte d’être au lendemain. Beag n’était certes pas très douée à l’école, mais elle avait toujours été volontaire pour apprendre de nouvelles choses. Surtout en ce qui concernait les arbres et les plantes.

Siomha prit la petite main de sa sœur dans la sienne, l’empêchant de gâcher son travail sur ses cheveux.

— Les autres enfants, ils sont méchants avec nous, finit-elle par ajouter.

Elle avait raison, bien évidemment. Tous les enfants de Mère avaient un jour subi les railleries et les insultes des autres. Ils se moquaient d’eux parce que leurs vrais parents étaient morts ou les avaient abandonnés. Siomha avait grandi dans le foyer de Mère et avait toujours considéré Beag et les autres comme ses frères et sœurs. Mais pour les enfants qui vivaient avec leurs vrais parents, la famille de Siomha n’était pas normale.

Mais elle avait appris à les ignorer. Elle se plongeait dans un livre, s’isolait, discutait avec maître Mainchin… Elle pouvait toujours compter sur ses frères et sœurs pour la défendre si ça devenait trop. Ogan, en particulier, était très protecteur. Et elle s’était fait de nouvelles amies : Hashna et Mariel. Les deux jumelles étrangères étaient arrivées au village avec leur famille quelques années auparavant et avaient subi les mêmes moqueries, mais pour différentes raisons. Leur grand frère, Aodhan, était toujours là pour les protéger elles aussi.

Néanmoins, Beag était différente. Plus sensible. Plus sociable. Elle s’ennuyait toujours lorsqu’elle était seule, et ne s’épanouissait que lorsqu’elle était entourée de ceux qu’elle aime. Siomha savait que c’était plus difficile pour elle.

— Les autres enfants, c’est des vers de terre tous mouillés, déclara-t-elle alors.

Beag leva le visage vers son aînée et écarquilla les yeux, bouche bée, puis elle éclata de rire. Siomha avait appris beaucoup de mots à travers ses lectures et elle était fière de son vocabulaire. Habituellement, elle aurait plutôt dit « nescient », « puéril », « inepte »… Mais ce n’était pas ce dont la petite fille avait besoin.

— Et même qu’ils sont tout écrabouillés ! renchérit cette dernière.

— Ils sont roses comme des bébés !

— Et ils sentent la crotte de nez gluante !

Les deux enfants rirent aux éclats. Le petit froncement entre les sourcils de Beag avait disparu et elle s’agrippait de ses deux mains à la paume de sa grande sœur, sautillant d’excitation.

— Siomha ! Beag ! Descendez tout de suite !

C’était Mère. Elle s’impatientait.

Siomha reprit son sérieux et joignit sa deuxième main à l’étreinte, regardant Beag droit dans les yeux.

— Tu es un dragon et tu mérites tout l’or du monde. Tu n’as pas besoin de ces sots. Ils ne font que mettre des pierres sur ton dos qui t’empêchent de décoller. Moi, Bevan et les autres, on est des plumes. On s’accrochera à tes ailes pour t’aider à t’élever encore plus haut.

Les yeux de l’enfant brillaient des larmes qu’elle retenait. Puis, n’y tenant plus, elle enlaça Siomha et la serra de toute la force que ses petits bras lui permettaient.

— Qu’est-ce que vous fabriquez ?

Mère se tenait en haut des escaliers, les mains sur les hanches et les traits sévères. Sans se faire prier, Beag se faufila entre elle et le rideau qui séparait les filles et les garçons et se rua dans les escaliers. Siomha la suivit à son rythme, sous l’œil vigilant de Mère.

— Tout va bien ? demanda Bevan à la petite fille qui s’était précipitée à ses côtés autour de la table.

— Oui, je suis un dragon !

— Et le plus beau des dragons en plus de ça.

— Même pas vrai, c’est moi le plus beau des dragons, contesta Conall.

Beag commença à se disputer avec son frère et Irial ne résista pas à une bonne joute verbale. Siomha s’installa finalement à table et leva les yeux vers Bevan qui l’observait. Celle-ci lui fit un clin d’œil, puis entreprit de débattre avec Ogan de la différence entre un dragon et une wyverne.

Siomha se dit alors qu’elle n’aurait souhaité aucune autre famille et qu’elle espérait qu’ils restent tous ensemble pour toujours. Mais elle avait tout de même hâte d’être le lendemain pour que maître Mainchin lui prête de nouveaux livres…

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